Au nord-est des Etats-Unis, au large du New Jersey, se trouve une île étrange en forme de lame de couteau. En 1879, quatre pasteurs méthodistes ont colonisé ce bout de terre pour bâtir une ville : Ocean City. C’est ici, au bord de l’Atlantique, que naît Gay Talese, entre messes et ennui.
Dans les années 40, le gamin aide ses parents dans la boutique de vêtements familiale, fasciné par sa mère. Celle-ci sait confesser les dames comme personne, une science pleine de hochements de tête et de silences, quand les clientes pleurent un fils parti à la guerre ou s’indignent de la hausse du prix de l’essence. L’enfant en gardera une belle oreille et le sens de l’interview.
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Son coach de base-ball fait le reste. Pas bon, Talese joue peu, alors on lui demande d’envoyer les scores au journal local. Le deuxième base s’applique et rédige de jolis comptes rendus. Il ne joue pas plus, mais finit par être publié. Après ses études, Talese entre au service des sports du New York Times. Ça cloche un peu, il préfère les perdants. En 1962, pour le magazine Esquire, il rencontre Joe Louis, boxeur fini, la cinquantaine, un type craquant mais endetté jusqu’à l’os. Le portrait s’ouvre sur un dialogue génial dans lequel l’ancien champion se dispute avec sa femme. On a l’impression d’être là, à côté, tellement près qu’on pourrait palper les biceps ramollis de Joe Louis.
Muet
Grâce à cet article qui ressemble à une nouvelle, Talese gagne une petite réputation. Tom Wolfe, le père du Nouveau Journalisme, l’adore. En 1965, Esquire demande à Talese d’interviewer celui qu’on surnomme alors «The Voice» : Frank Sinatra. C’est un casse-tête. «The Voice» est enrhumé, et puis, ses liens avec la mafia commencent à sortir dans la presse, il ne veut pas parler. Sinatra est loin, Sinatra est muet, alors Talese tourne autour, en orbite. Pendant trois mois, il interviewe l’entourage de l’artiste, du garde du corps au valet de chambre, et observe l’enrhumé à distance. Son article, «Sinatra a un rhume», révèle les failles et le caractère furieux du plus beau monument de la musique américaine. Talese sera encore très bon, dans ses reportages sur la mafia ou sur le sport, mais ne fera jamais mieux que ça.
Tiroir
Au début de l’année 80, une lettre arrive chez lui, à Manhattan. Enfermé dans la cave qui lui sert de bureau et qu’il appelle le «bunker», Gay Talese termine un ouvrage fleuve sur la sexualité des Américains (la Femme du voisin). Le courrier vient du propriétaire d’un motel du Colorado, qui veut partager ses découvertes. Depuis des années, grâce à des bouches d’aération trafiquées dans les chambres, il observe les ébats des clients. Talese recueille ses confidences et espionne avec lui. Son récit dort dans un tiroir, car l’homme veut rester anonyme. En 2016, Gerald Foos change d’avis, et le monde découvre son fameux motel dans le New Yorker. Mais l’histoire se révèle fragile. La chronologie ne tient pas, et Foos prétend avoir assisté à un meurtre dont les archives n’ont aucune trace. Gay Talese est vite accusé de s’être fait avoir. Mis en cause par le Washington Post, le journaliste désavoue son travail, jugeant sa crédibilité «bonne pour les toilettes», avant de se rétracter le lendemain. Même s’il n’a jamais caché ses doutes sur la véracité des faits, quelque chose s’est brisé, comme la voix de Sinatra. Talese a laissé dans le motel une partie de sa majestueuse aura.
Demain : Emmanuel Carrère
August 04, 2020 at 10:46PM
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